La parole voûtée

« Nous parlons avec des concepts, qui substituent aux objets de notre pratique, et même aux êtres, des représentations abstraites, qui en font oublier la qualité d’infini, mais aussi bien leur durée qui n’est qu’éphémère, leur implantation dans un lieu, autrement dit leur réalité comme nous la savons dans notre existence.[…]

La poésie n’est pas l’imagination, et ne doit pas être comprise comme un aspect de la création littéraire, où l’imagination prédomine. La poésie, c’est quand on se détourne du discours des concepts parce que des rythmes en nous, montant du fond de nos corps, veulent employer les mots, qui semblent promettre, mystérieusement, autre chose que des idées, et alors on découvre que cet emploi autre, nouveau, défait dans l’articulation de la phrase l’autorité des formules, des représentations conceptuelles, si bien que c’est la chose elle-même qui, ruisselante de son infini retrouvé, paraît devant nous et nous parle d’autre façon, révélant par analogies et symboles les grandes lois du rapport qu’il nous faut établir ou, à tout le moins, approfondir entre nous et les autres êtres. La poésie nous rend la présence du monde, mais aussi celle des autres êtres humains, dégagés, tant qu’elle dure en nous, des figures si réductrices que nous leur imposons ordinairement. Et c’est en quoi j’ai pu la dire une voûte, car tout ce qui est, choses et êtres, […] ce sont des vies qui se rapprochent les unes des autres en cet instant même où elles retrouvent chacune leur réalité infinie, […]. La poésie est la parole non plus dispersée de notion en notion mais voûtée, avec des mots à nouveau aussi lourds et granuleux que des pierres. »

Yves Bonnefoy

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1 Response to La parole voûtée

  1. Avatar de Suzanne Suzanne dit :

    Encore une porte merveilleuse qui s’ouvre vers plus de compréhension et d’appréhension de cet art en réalité complexe et mystérieux pour moi.

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