L’un des derniers actes libres

« L’acte poétique, en ce temps de frustration, est l’un des derniers actes libres qui appartiennent encore à la personne. Et c’est l’honneur de la poésie qu’elle soit la dernière possession de l’homme après qu’on lui a tout arraché, qu’elle soit radicalement liée à cette espérance et à cette angoisse fondamentales qui persistent en l’homme tant que le souffle persiste, et que ses justifications se confondent avec les justifications de toute vie. Ce qui est plus, l’acte poétique, lorsqu’il ouvre sur une aventure et un risque pléniers, aura le pouvoir de restituer l’homme à son destin – à un destin où, à vrai dire, rien n’est apaisé, rien n’est pour lui résolu d’avance, mais où il éprouvera du moins comme une responsabilité et comme une sommation le seul fait de sa présence en face de l’incendie et de l’écroulement. L’acte poétique constitue la réponse que l’événement veut étouffer et accabler en nous sous la conviction d’une fatalité absurde. Que cette réponse soit fondée sur l’espoir, sur la colère, ou sur les nostalgies de l’être blessé, qu’elle soit un appel interjeté auprès de la mémoire la plus profonde ou encore auprès de l’absolu, elle attestera toujours la part inaliénable de l’être, l’ultime ressource intérieure où la victime trouve la force de surmonter la douleur et de conférer à la mort inévitable le sens d’un accomplissement et peut-être d’une victoire. »

Jean Starobinski

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