Une troisième personne

« Écrire n’est pas raconter ses souvenirs, ses voyages, ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes. C’est la même chose de pécher par excès de réalité, ou d’imagination. (…) Mais la littérature suit la voie inverse, et ne se pose qu’en découvrant sous les apparentes personnes la puissance d’un impersonnel qui n’est nullement une généralité, mais une singularité au plus haut point : un homme, une femme, une bête, un ventre, un enfant… Ce ne sont pas les deux premières personnes qui servent de condition à l’énonciation littéraire ; la littérature ne commence que lorsque naît en nous une troisième personne qui nous dessaisit du pouvoir de dire Je (le « neutre » de Blanchot). Certes, les personnages littéraires sont parfaitement individués, et ne sont ni vagues ni généraux ; mais tous leurs traits individuels les élèvent à une vision qui les emportent dans un indéfini comme un devenir trop puissant pour eux. (…) Il n’y a pas de littérature sans fabulation, mais, comme Bergson a su le voir, la fabulation, la fonction fabulatrice ne consiste pas à imaginer ni à projeter un moi. Elle atteint plutôt à ces visions, elle s’élève jusqu’à ces devenirs ou puissances. »

Gilles Deleuze

Cet article a été publié dans Citations, Extraits, Théorie. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire