Celui qui ignore le poème

« Ses yeux regardent mais ne voient pas et, s’ils voient, ne savent pas nommer. Sa langue connaît les mots mais pas les verbes qui les tiennent, les montent, les chantent. Elle passe du rire aux larmes, sans rien dire, alors que les larmes et les rires auraient besoin de notes justement placées dans la phrase.
S’il n’y avait la météo, le chômage, la guerre ici ou là, les enfants des autres qui naissent, les parents des autres qui meurent, il n’y aurait aucun sujet de conversation. Pourtant celui qui ignore le poème connaît le silence. Celui qui ignore le poème sait, malgré lui, que le silence est au cœur du poème.
Et pourtant celui qui ignore le poème n’ignore pas le jaune de la rose du jardin, le rouge de la pomme à couteaux et le parfum du lys qui s’accroche à la robe de la jeune femme. Celui qui ignore le poème n’ignore pas le chant de l’alouette dans le lointain du ciel, l’ombre du nuage sur l’herbe de la prairie, le départ de l’hirondelle à la fin de l’été et le retour de l’enfant à la sortie de l’école.
Celui qui ignore le poème n’ignore pas le travail de la mort sur le visage de l’épouse, du chagrin dans le corps de la veuve. Celui qui ignore le poème sait cueillir un bouquet de fleurs et une poignée de haricots pour le retour de sa fille.
Mais si tu lui demandes des mots, son regard s’assombrit et ses poings se referment sur des paroles qui ne seront pas dites et dont les noms ne connaissent pas d’adjectifs.
Mais quand celui qui ignore le poème pleure, même en silence, le poème en lui trouve sa route, même dans le silence de ses larmes. »

Eugène Guillevic

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