La terre de la page blanche

« Le ciel du plafond et la terre de la page blanche. Mais derrière le plafond et derrière la page blanche : du ciel, du ciel, de l’infini qui n’en finit pas de me cerner, en haut, en bas, devant, et sur les côtés. Cet éveil des sens au toucher de l’infini me met en mouvement dans ma conscience. Un mouvement dans l’immobile, si vous voulez. Si je me disais, allez, je vais écrire de la poésie aujourd’hui, et bien comment dire, ce serait foutu. Je préfère penser, je vais essayer, j’ai bien dit essayer, de me laisser emporter, fluidifier, ruisseler. Je préfère également parler d’immanence plutôt que de transcendance et penser qu’il y a un avant et un après la page d’écriture. Je ne me sens ni meilleur ni pire, je me sens-là, présent, et finalement, oui, peut-être quand même, heureux d’être-là. Je dois l’admettre, après la page d’écriture, le geste, le mouvement, je me sens capable de vivre, d’aimer, d’être heureux. C’est étrange non ? Et ceci doit arriver en me dérobant aux autres, cruel dilemme, je suis capable d’être avec eux après m’être dérobé à eux. Pour me consacrer à quoi ? Je ne sais pas. À quoi ai-je passé des dizaines d’heures devant la page ? À une exploration de l’infini par le langage ? L’infini de la conscience emboîté dans l’infini du langage ? Ou l’inverse. Si je ne le fais pas, je me sens à l’étroit dans ma vie, dans mon corps. Je n’ai pas le choix. Comme je me sentais à l’étroit dans mon enfance. Dans la chambre où je dormais avec mes trois frères. C’est pareil. Ce sentiment d’étouffer dans le prévu, le prévisible et ce que l’on a calculé pour nous, pour moi. J’ai l’impression, en écrivant d’explorer du vide qui se remplit à chaque seconde, de quoi ? De ce qui traverse le vivant ? J’ai l’impression d’assister à une genèse permanente du réel, se fécondant devant mes yeux, par mes mots, et à travers les mots qui me traversent. Oui, et beaucoup d’autres avant moi l’ont écrit, l’écriture poétique me donne accès au réel, non pas aux apparences et à la superficialité du réel. Nous vivons là-dedans la moitié du temps, quand nous ne sommes pas créatifs, mais créer son état de conscience à s’ouvrir et non pas à subir, ça peut se faire en jardinant, en marchant dans la campagne, en repeignant un mur, du moment que l’on est tout entier dans son acte, et non pas fragmenté, morcelé, stagnant dans une sorte de coma que l’on prend pour la vie. Le réel, ce n’est pas seulement ce que l’on voit. Ce que l’on entend. C’est ce qui surgit constamment à l’intérieur des formes, dans le visible ou pas. Je ne dépasse pas l’immédiateté, au contraire, j’y entre, je la pénètre. Et je fais l’expérience inouïe du réel. »

Dominique Sampiero (entretien)

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