Le point zéro

« Je me souviens de ce temps, enfant, quand les mots manquaient aux choses, lorsque les bruissements de syllabes n’avaient pas encore fait pour moi leur travail de recouvrement, n’avaient pas encore su nommer ce qui au fond, dans l’abîme intérieur, essayait de briller… Le point zéro de l’illumination fut une nuit du mois d’août, sur une minuscule route de la Montagne Noire. Nous étions une vingtaine d’enfants et trois moniteurs que la Voie lactée guidait vers ce théâtre du ciel où le soleil allait se donner en spectacle…

Comment dire l’ambiguïté de ce bonheur innommable? Ce creusement vertigineux que la nuit, les odeurs de pignes et de fougères installèrent en moi comme un double insaisissable avec lequel – je le pressentais déjà – j’allais devoir dialoguer et composer. Mais composer quoi et comment? Je découvris, cette nuit-là, la partie occulte de l’ivresse que procure l’expérience du réel absolu: la grande solitude, ce désert où manque le poème qui seul peut approcher l’indicible et, parfois, le faire partager. J’étais heureux, mais triste de tant de bonheur solitaire; et ce vide qui était aussi un trop-plein me nouait la gorge et m’étouffait. Je voulais offrir, mais j’ignorais le geste de donner.

Quelques années plus tard, alors que l’adolescence jouait déjà sa petite musique mélancolique, je fus touché de plein fouet… Mais à mon grand étonnement, la salve de mots qui m’atteignit referma la blessure enfantine. Un autre que moi avait vu une nuit identique à la mienne, et des ombres et des étoiles semblables l’avaient creusé, soulevé de terre, et il le disait et son dire me touchait précisément où gisait mon souvenir intime, me faisait trembler avec la même intensité que l’expérience initiale…

Que ma joie demeure. Jean Giono. Des milliers de fois je me répétais cette merveilleuse petite phrase pour retrouver intacte la sensation originelle, pour bâtir patiemment une arche entre ma propre ténèbre et les autres, ceux avec qui le partage devenait enfin possible. Des portes de secours étaient désormais ouvertes. Le monde et les choses pouvaient me traverser, déposer en moi ce qui leur plaisait. Mais j’allais aussi être du voyage: des chemins inconnus attendaient mes pas de convalescent…

Et si le poème n’était rien d’autre que l’expérience du néant, de l’anéantissement ? Et perdue d’avance pour le voyageur aux yeux brûlés qui désire coûte que coûte la mener à son terme? Tant pis, pensais-je… L’autre dans mon arène intérieure, insaisissable, maître du jeu, tapait du pied et réclamait son do. Il était né du vide, de l’écorchure, de ce coup de couteau mortel que lui avait donné le grand réel: il lui fallait son pain azyme, son poème quotidien. Ainsi était-il…

À moi, dès lors, l’histoire de l’une de mes errances ! Le destin m’ayant greffé des ailes de papillon, je fus obligé d’en adopter le vol aléatoire. J’allais de lumière en lumière, de soleil en soleil…

Comme quelqu’un qui, petitement certes, modérément à contresens, cherche, fouille, prend, donne, travaille la langue et accepte aussi, humblement, d’être travaillé par elle. »

Jean-Luc Aribaud

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